Cyberespace
Hier soir, je suis sorti avec Alfred*. Nous avons passé une sympathique soirée à discuter, dans un restaurant italien où j’allais dans le temps. Je lui ai montré mes peintures, mais il n’a rien dit, comme d’habitude. Il s’est maintenant retiré et n’a plus sa galerie, un peu dégoûté du marché de l’art. Son meilleur poulain, Montien, est gravement malade. On a parlé d’informatique, il y est opposé et essaie de s’accrocher au passé : pas d’ordinateur, pas de mail. Avec l’internet, on est maintenant dans un autre espace, le cyberespace (cyberspace), où la réalité physique perd de l’importance – disparaît même – au profit d’une réalité plus illusoire encore. Pour les œuvres d’art, par exemple, l’image informatique devient plus importante que l’œuvre originale, qui perd même sa raison d’être…
Je m’en rends compte avec mon travail, mes fragments* sortent mieux sur l’écran qu’en réalité, et semblent aussi avoir plus d’impact, puisqu’il y a beaucoup plus de réponses de ceux qui ont reçu des mails que de ceux qui ont reçu des originaux. Ces œuvres virtuelles ne sont plus nulle part, elles perdent leur dimension dans l’espace et le temps, elles ne sont plus des objets matériels sujets à l’impermanence, on ne peut plus les détruire, les endommager, les voler ; elles sont nulle part et partout en même temps. Tout le monde peut les voir, mais personne ne peut les posséder ou les toucher. C’est vraiment un nouveau monde.
Il y a tellement d’informations, d’images, de textes sur l’internet, que plus personne ne peut avoir accès à tout, plus personne n’a le contrôle, ne peut tout répertorier. Cela s’accumule sans fin, toujours du nouveau se rajoute, mais l’ancien n’est jamais vraiment détruit, il tombe dans l’oubli de quelques insondables mémoires cybernétiques. Même ce que j’efface sur mon site, peut avoir été enregistré par quelqu’un et rester quelque part, sur un autre site, pendant des années. C’est effrayant dans un sens, mais dans un autre, ce n’est que du vent, de l’illusion, il n’y a plus rien de vraiment solide, de vraiment sérieux, plus rien à quoi s’attacher. Pour l’artiste, c’est peut-être la disparition de l’œuvre originale, unique, mais aussi une diffusion infinie, une « audience » totale. Nous aurons bientôt des écrans contre les murs : nous pourrons ainsi accrocher les tableaux de notre choix dans notre maison. Quant à la matérialisation des objets à trois dimensions, ce n’est que la prochaine étape : impression 3D, reproduction holographique ou clonage.
* Alfred Pawlin : un ami autrichien qui tenait la Visual Dharma Art Gallery à Bangkok.
* Fragments : petites peintures qui sont des fragments d’une grande peinture découpée.
9 janvier 2000, Bangkok