La libération de l’ignorance
Ce matin à 5 heures, long discours de plus de deux heures d’Ajahn Buddhadasa*. C’est dorénavant l’heure où il aime enseigner, car, dit-il, la tasse de thé de notre esprit n’est pas encore trop pleine !
Je me suis régalé ; je comprends de mieux en mieux ce qu’il enseigne : ce qui est au-delà de l’ego, du positif et du négatif, des dualités, des jugements et des préférences ; c’est le discours des êtres nobles. Ils sont motivés par le non-soi, leur action est dans la spontanéité du devoir, elle a lieu ici et maintenant, et ne peut être préméditée. Il a parlé notamment de la monarchie et de l’autorité : si elles sont exercées avec sagesse, elles pourraient contrer les dangereuses entreprises de l’ignorance et de l’avidité. En fait, l’écologie n’est que le respect et la soumission aux lois de la nature, autant sur le plan matériel que physique, mental et spirituel. En effet, l’enseignement qu’on applique pour mettre fin à dukkha* chez l’individu est le même qui peut mettre fin à dukkha dans la société.
Je pense que tant qu’on s’imagine, par ignorance de la vraie nature des choses, qu’on peut supprimer les souffrances des peuples, que la race humaine doit être préservée et doit être une entité permanente (même si c’est au détriment du reste de la nature et de l’univers), et qu’on croit à un soi de l’humanité, on n’est pas sur la bonne voie. Il me semble que c’est sur ces fausses vues de départ qu’est basée l’action sociale, politique, écologique… dont on a parlé ces jours derniers. Je me rends compte que maintenant ma vue des choses est modifiée par ma compréhension du non-soi. Je perçois l’interconnexion de toutes choses et la valeur très relative de la vie humaine et des réalisations humaines. Toutes les espèces vivantes, et aussi les objets matériels, naissent, vivent pendant une certaine période et disparaissent. Pourquoi pas l’homme ?
S’il y a trois espèces vivantes (et je crois nettement plus) qui disparaissent chaque jour, pourquoi seraient-elles moins importantes que l’homme. Et d’ailleurs, si l’homme disparaissait, les autres espèces pourraient sans doute prospérer plus longtemps. Même si la terre disparaissait, cela n’affecterait pas beaucoup la vie de l’univers ; cela le préserverait au moins de la pollution des fusées qu’on commence à lancer de tous côtés. Mais tout cela n’est finalement pas important. L’importance n’est que celle que l’ego de l’homme veut bien lui donner. L’univers disparaîtra un jour de toute façon, comme chacun de nous ; que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard n’est pas très important. C’est bien prétentieux de notre part d’être attaché à la vie et de vouloir la prolonger, tant celle des individus que celle de la race humaine, de la terre ou de l’univers. De toute façon, ce ne sont que des formes illusoires, dont l’apparition et la disparition sont aussi vides que ces formes elles-mêmes. Et quel souci de prendre sur nos épaules la responsabilité du destin et de la préservation de ces formes illusoires, de toute façon impermanentes, et dont la nature est la souffrance !
C’est pour cela que toutes les actions dont nous avons parlé me semblent bien futiles ; la seule chose qui est vraiment importante est de réaliser la vérité, la vraie nature des phénomènes, de la comprendre et de pouvoir l’enseigner et la faire comprendre aux autres. Je réalise, et pour cela cette conférence fut un grand apport à ma compréhension, que la libération de l’ignorance est la seule chose importante pour l’homme ; la seule façon de se libérer de la souffrance, en se libérant de l’existence cyclique dans le monde du samsara*, de ces formes illusoires. Lorsqu’on commence à voir les trois caractéristiques (l’impermanence, l’insatisfaction et le non-soi) en toute chose, plus rien ne peut nous affecter personnellement, puisqu’il n’y a plus d’individu qui est affecté et que tout ce qui arrive n’est qu’une part du tout (sur lequel on n’a de toute façon aucune influence).
La nature, ses lois de conditionnalité et ses trois caractéristiques auront toujours le dernier mot sur les tentatives d’actions individuelles et séparées de n’importe laquelle de ses parties. Toute divergence entraîne automatiquement une réaction inverse qui rétablit l’équilibre du tout : c’est inévitable. De toute façon, rien ne se perd et rien ne se gagne ; si l’homme ou la terre disparaissaient, la matière, l’énergie, « l’information » (connaissance, sagesse, mémoire) ne disparaîtront pas et leur potentiel restera toujours disponible sous une forme ou sous une autre, matérielle ou non. Chaque disparition ou dissolution d’une forme n’est que le germe de la réincarnation d’une nouvelle forme qui continuera le flux de « cela », qui peut se manifester soit sous forme matérielle d’énergie, de conscience, ou seulement de potentiel. Bien sûr, quand on voit les choses sous cet angle, on se demande comment les exprimer sur le plan relatif pour être compris et essayer ainsi d’aider les autres à mieux vivre le moment présent.
Je comprends que si on arrive à être complètement ici, dans le moment présent, on supprime toute relativité : il n’y a plus de lieu ni de temps, et donc plus ni anicca (l’impermanence), ni dukkha (la souffrance), ni anatta (le non-soi), pas plus que leur non-existence ; ces notions relatives ne sont simplement plus appropriées. Il n’y a plus de forme, car l’idée de forme ne peut exister que par opposition à celle de non-forme. Si on bloque le temps sur l’instant présent, il n’y a plus rien, puisqu’il n’y a plus de point de comparaison avec autre chose, plus de causalité, ni de chaîne d’interdépendance*, ni de flux, plus de naissance ni de cohésion ni de dissolution, plus de souffrance ni de sagesse… J’en reviens à la Prajnaparamita (la perfection de la sagesse) du Soutra du cœur. C’est bien le cœur ! Le tout est de ne pas se laisser entraîner en dehors de l’instant présent !
J’ai échangé beaucoup d’adresses avec les autres participants, on verra si cela donnera suite à de nouvelles amitiés, de nouvelles idées, de nouvelles insights. Je commence à mieux discerner ma voie dans l’avenir : le lâcher-prise, le détachement du monde, retrouver l’état éveillé le plus souvent possible jusqu’à ce qu’il devienne l’état normal. Faire son devoir naturellement, sans préméditation, en répondant spontanément, moment par moment, aux demandes de la situation ici et maintenant, sans idées préconçues. Puiser dans la sagesse universelle et en déverser les bienfaits sur le monde sous forme d’amour et de compassion. Ne plus prendre d’initiatives préméditées, mais suivre seulement les demandes des êtres qui ont besoin d’aide ou d’enseignements. Être complètement disponible pour les autres, complètement ouvert, sans plus aucun attachement à des désirs, idées ou initiatives personnelles. Je me rends compte qu’il faut que j’arrive à me détacher de ma peinture et de mes écrits. Pour cela, il faut que je puisse les lâcher dans le flux, donc trouver une diffusion ; si tant est qu’ils puissent aider certains êtres à trouver le chemin de la libération. Et même si, comme dit Ayya Khema*, ils n’aident que quelques personnes, l’effort n’aura pas été fait en vain.
* Buddhadasa (Ajahn) (1906-1993) : ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de la forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, dans les années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
* Chaîne d’interdépendance (pali : paticcasumuppada) : la loi de l’interdépendance – de l’origine conditionnée et interdépendante de tous les phénomènes – est, avec l’impersonnalité, un des fondements de la doctrine bouddhique. La loi de l’interdépendance est une des lois de la nature, à savoir que toutes choses – qu’elles fassent partie de l’environnement, de la société, de l’individu ou de l’esprit – sont interconnectées et ont entre elles des relations causales. Cette loi est généralement exprimée sous la forme d’un enchaînement de douze maillons – dont chacun est la conséquence du précédent et la cause du suivant – qui conduisent de l’ignorance à l’apparition de la souffrance. Le premier, l’ignorance, et le sixième, le contact (entre les organes et les objets des sens) sont les deux niveaux où il est possible de s’échapper du cycle de la souffrance et de l’existence conditionnée.
* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.
7 mars 1990, aéroport de Surat Thani