Ubiquité
Ça va bien. Ce matin, je suis allé au Raja Yoga*, vu une Australienne, Pamela, qui est de passage et ressemble un peu à l’autre Pamela. Hier soir, mangé un délicieux ragoût d’agneau : j’avais envie d’agneau depuis mon retour de Bangkok. Ça me fait du bien, me réchauffe le ventre. Ces deux après-midi avec Leona ont aussi été positifs, me donnent une ouverture. Je vois que je peux changer ma façon rigide et habituelle de vivre : renoncer à certaines habitudes, laisser entrer du nouveau, m’éclater un peu plus, ou simplement vivre ; sortir peut-être de ce petit monde spirituel, avec son ascétisme pas très authentique, être plus ouvert à la totalité de l’expérience, et à ce qu’on appelle « revenir sur la place du marché » : quitter sa tour d’ivoire (celle du type 5 de l’ennéagramme*). Ne plus être spécial, différent, marginal – en croyant qu’on est mieux ainsi –, mais redevenir une partie du tout : se mêler aux autres, à leur spiritualité, leur essence, leur nature de bouddha, même si elles ne sont pas celles qu’on décrit dans les livres, les retraites et les monastères. Elles n’en ont pas moins leurs qualités, qu’il faut aussi savoir apprécier ; et elles ont peut-être plus de sagesse, une sagesse plus saine, et plus pragmatique en tout cas.
Je me demandais ce matin ce que voulais dire se manifester à différents endroits en même temps. J’ai l’impression que ma présence est liée à un endroit particulier, et surtout à mon corps physique. Pourtant, si je pars dans mes pensées, elle peut aller dans d’autres lieux, dans d’autres dimensions, et alors la conscience du corps disparaît plus ou moins complètement. Mais être à plusieurs endroits différents en même temps me semble difficile. Est-ce comme de faire plusieurs choses en même temps ? C’est vrai que ce n’est pas mon fort. Déjà jouer du piano, faire deux choses différentes avec les deux mains, est un problème.
C’est sûr que je suis souvent – même la plupart du temps – dans un endroit avec mon corps et dans un autre avec mon esprit. Mais quelle conscience ai-je, à ce moment là, de mon corps ? Et dans l’autre endroit, y a-t-il quelque chose (si ce n’est de physique, de matériel, de visible), comme une énergie, une présence subtile, qui se manifeste d’une certaine manière ? Dans le bouddhisme tibétain, l’ubiquité est un pouvoir attribué à certains bhumi (étapes sur la voie du bodhisattva). Peut-être faut-il déjà la pratiquer au niveau subtil, au niveau de l’énergie, pour se familiariser avec cette idée (ou cet état). Cela signifierait ne plus s’identifier si fortement avec son corps et son ego, mais être dans une conscience cosmique, incorporelle, qui appartient au tout plutôt qu’à un individu particulier.
Être comme une source subtile qui envoie des antennes plus denses à différents endroits, qui se matérialise dans une autre dimension, dans un niveau plus matériel et plus diversifié. Si on arrive à se conscientiser sur cet état supérieur plus subtil, plus immatériel, plus angélique, plus proche du monde de l’âme, on devient la conscience, par exemple, d’une famille d’âmes, on remonte de l’individu vers la famille dont il est issu, et on retrouve la conscience commune à toutes les âmes qu’elle comporte. Et ainsi, on fait partie aussi de chaque individu. C’est comme pour la canalisation, on peut être aux deux bouts du canal, pas toujours en bas, celui qui reçoit les informations, les demande, mais aussi celui qui les donne, les diffuse, celui qui reçoit les demandes. Ainsi, le courant va dans les deux sens, et on trouve l’idée de réseau. On n’est plus un point séparé et isolé, mais un ensemble de points reliés, donc une grille. D’un point, l’individu, on devient une ligne qui relie deux entités, puis une grille (dans l’espace et même le temps), ou on devient un être à trois, quatre… dimensions, et même un phénomène holographique où chaque entité ou partie contient en même temps l’ensemble. C’est donc une forme complète et réversible d’ubiquité.
* Raja Yoga : méditation enseignée et pratiquée dans les centres de Brahma Kumaris (organisation internationale d’origine indienne). Je fréquentais régulièrement celui de Chiang Mai.
* Ennéagramme : système d’étude de la personnalité humaine introduit en Occident par Gurdjieff au début du 20e siècle. Il décrit neuf types de caractère dont les liens sont représentés par les côtés d’un diagramme polygonal à neuf sommets appelé ennéagramme.
14 décembre 1998, Chiang Mai